Q - Bonjour Laurent Fabius. Nous sommes vendredi
matin, jour de prière. Les frères musulmans appellent à un vendredi de la
colère après les massacres qui ont déjà fait 600 morts. Êtes-vous inquiet ce
matin ?
R - Oui. C'est vraiment le vendredi de tous les dangers
parce que l'on a vu déjà ce qui s'est passé il y a deux jours où il y a des
centaines de morts et, là, il y a une radicalisation de la situation. Nous
sommes très inquiets et la diplomatie française fait tout ce qu'elle peut faire
pour essayer, justement, d'éviter le processus de la guerre civile, parce que
c'est cela qui est en jeu.
Q - Est-ce que l'on
n'y est pas déjà d'ailleurs en guerre civile ? Les scènes qu'on observe à la
télévision vues d'ici, vues de France, ce sont des scènes de guerre civile.
R - Oui, il est vrai
que la menace existe. Il y a, d'un côté, le pouvoir qui a pris des décisions
extrêmement lourdes, une répression très sévère, la décision d'autoriser la
police maintenant à tirer à balles réelles, et puis de l'autre côté...
Q - C'est terrifiant
cela ?
R - Bien sûr, c'est
effectivement terrifiant... et puis, de l'autre côté, les frères musulmans qui
réagissent d'une façon dure. Il y a un appel après la prière, aujourd'hui
vendredi, à se rassembler vers la place Ramsès. Et puis il y aussi dans tout le
pays des attaques contre les églises coptes - vous avez vu ça - et les coptes
représentent 10 % de la population...
Q -On rappelle que les coptes ce sont des chrétiens,
c'est la minorité chrétienne en Égypte.
R - Et le Patriarche
copte était aux côtés du général El-Sissi lorsque Morsi a été destitué. Vous
avez donc là une situation de tensions et d'affrontements extrême.
C'est la raison pour
laquelle nous avons demandé et obtenu hier soir, vous le savez, la réunion du
Conseil de sécurité des Nations unies - instance internationale la plus élevée
dans le monde - et qui a demandé à toutes les parties le maximum de retenues et
d'essayer d'aller vers une solution politique.
Par ailleurs, le
président de la République a reçu hier l'ambassadeur d'Égypte et il lui a dit à
la fois sa préoccupation et le souhait de retourner vers une solution
politique. Moi-même j'ai eu énormément de collègues au téléphone hier, à la
fois dans la région, qu'il s'agisse à la fois des Arabes ou de mes collègues
internationaux, américain, allemand, anglais.
Hier soir d'ailleurs,
le ministre égyptien des affaires étrangères m'a appelé parce qu'il n'était pas
d'accord avec ce que nous voulons faire au Conseil de sécurité des Nations
unies, mais je lui ai dit qu'il fallait absolument aller vers une décélération
et qu'il fallait que le pouvoir fasse des gestes. En même temps, les
manifestants, eux, ont un devoir - et François Hollande l'a rappelé - de
manifester pacifiquement.
Nous faisons donc le
maximum de ce que nous pouvons faire, mais vous avez raison de dire que la
tension est extrême.
Il faut rappeler que l'Égypte c'est 85 millions
d'habitants et un pays complètement déterminant dans le monde arabe.
Q - Donc, vous le disiez, les diplomaties sont très
mobilisées. Je voudrais vous soumettre cette déclaration du chef du
gouvernement turc, M. Ergodan, il nous accuse, nous Occidentaux, d'immobilisme
et même d'hypocrisie, il raconte qu'il a ses homologues au téléphone :
Jean-Marc Ayrault, David Cameron, Angela Merkel, tous lui disent: «Oui ! Il y a
bien eu un coup d'État en Égypte», mais jamais ils ne le disent publiquement.
Est-ce qu'il y a eu ou pas au début de l'été un coup d'État militaire en
Egypte, Laurent Fabius ?
R - Alors, deux choses.
D'abord, j'ai eu mon collègue turc M. Davutoglu qui
m'a appelé l'autre jour, nous avons échangé, vous savez que les Turcs sont aux
côtés des frères musulmans et donc ils ont eux-mêmes une position extrême. Mais, en revanche, c'est la France, avec les Anglais et les Australiens,
qui a demandé et obtenu la réunion du Conseil de sécurité hier et c'était une
chose que demandaient les Turcs.
Maintenant, sur l'appellation «coup d'État», vous
savez qu'il y a une conséquence immédiate si on qualifie le processus de coup
d'État : un certain nombre de pays - c'est vrai pour les États-Unis, c'est vrai
dans une certaine mesure pour l'Europe - ne peuvent plus apporter d'appui
économique au peuple égyptien. C'est donc une des raisons pour lesquelles ce
vocable n'est pas utilisé.
Q - Donc, pour résumer, c'est un coup d'État mais on
ne peut pas le dire comme ça ?
R - Écoutez ! Il y a
eu la destitution du président Morsi. Le président Morsi avait été élu tout à
fait régulièrement, mais, d'un autre côté comme il a voulu islamiser à marche
forcée la société et que, économiquement, les résultats étaient
catastrophiques, il y a eu un soulèvement populaire et l'armée a appuyé cela.
C'est comme ça que cela s'est passé. Je ne vais pas me lancer dans une querelle
juridique.
Il faut maintenant se tourner vers le présent et
l'avenir. Il y a trois temps à
obtenir : d'abord, aujourd'hui, si c'est possible - je dis bien si c'est
possible - obtenir qu'il y ait une diminution des tensions, ça c'est immédiat ;
ensuite, arriver à renouer le dialogue entre les parties ; et puis, dans un
troisième temps, aller vers la solution politique et les élections. Mais quand
je dis cela, vous voyez bien à quel point c'est terriblement difficile.
Q - La grande
crainte, c'est que les frères musulmans aient une stratégie jusqu'au-boutiste,
c'est vrai que les massacres risquent de fabriquer peut-être de futurs
martyrs...
R – Effectivement
Q - Et c'est
inquiétant, notamment pour nous Occidentaux, parce qu'en ce moment au Sinaï,
donc tout près du Caire, non loin du Caire, il y a des groupes djihadistes avec
ces armes récupérées du conflit libyen...
R - Bien sûr.
Q - Est-ce que vous craignez une coalition, une
coalition de ces djihadistes avec les frères musulmans ?
R - Le problème c'est
que tout cela se passe dans des régions très voisines. Quand vous mettez bout à
bout, même s'il ne faut pas tout confondre, ce qui se passe en Égypte, ce qui
se passe en Syrie, ce qui se passe au Liban, ce qui se passe en Irak, et puis
l'incidence que cela peut avoir sur le conflit israélo-palestinien - parce qu'il
faut bien savoir que l'Égypte a toujours été, depuis très longtemps en tout
cas, une sorte de garante de la paix là-bas - c'est effectivement très, très
inquiétant.
C'est une raison supplémentaire pour laquelle il faut
demander, comme les Nations unies l'ont fait à l'appel de la France hier, une
décélération, une retenue maximale comme on dit, parce que sinon le risque
c'est qu'effectivement ce soit des mouvements extrémistes qui récupèrent, si je
puis dire, toute la tension et ce serait d'une gravité extrême.
Q - Alors, Laurent Fabius, les Français qui vivent
aujourd'hui en Égypte doivent-ils quitter le pays ?
R - J'ai donné des
instructions extrêmement fermes. D'abord nos entrées diplomatiques,
l'ambassade, etc., sont fermées. D'autre part, j'ai fait passer un message à
tous les Français de ne pas circuler parce qu'ils peuvent être pris dans des
manifestations avec les conséquences redoutables que cela peut avoir. Nous n'avons pas donné l'ordre d'évacuation mais
nous allons voir comment la situation évolue. En tout cas il y a instruction
très, très ferme - et en particulier aujourd'hui, mais cela vaut aussi pour les
jours suivants - de ne pas aller dans les rues et vraiment de rester chez soi.
Et ce n'est pas simplement vrai au Caire, c'est vrai aussi dans l'ensemble du
pays, puisque malheureusement les troupes se sont étendues à l'ensemble du
pays.
Q - Alors, deux questions d'actualité : d'abord le
Liban, est-ce que la guerre civile en Syrie n'est pas en train de s'élargir au
Liban, 18 personnes tuées dans un attentat hier, le plus sanglant depuis 30 ans
à Beyrouth...
R - C'est ce que
souhaite Bachar Al-Assad. L'une de ses tactiques c'est de régionaliser le
conflit et le...
Q - Enfin là, en
l'occurrence, l'attentat a visé le Hezbollah, qui combat aux côtés du régime de
Bachar Al-Assad ?
R - C'est vrai, mais
à l'origine il y a cette volonté de Bachar Al-Assad d'étendre le conflit. Et le président libanais, M. Sleimane, et le
gouvernement ont très sagement demandé qu'il y ait une déconnexion entre les
deux.
Maintenant, quand vous voyez la situation géographique
et puis la situation de la population, évidemment le risque existe, il est de
plus en plus fort. Hier, c'était le Hezbollah - enfin la zone Hezbollah - qui
était visé.
Il faut donc, nous
qui sommes les amis, les cousins, les frères des Libanais, demander avec
vraiment beaucoup d'insistance que le Liban soit mis à l'écart de ce qui se
passe en Syrie, parce que le risque c'est un embrasement général.
Q - Autre dossier, Laurent Fabius : le Mali. Quel
bilan tirez-vous de l'élection, assez large d'ailleurs, du nouveau président
Ibrahim Boubacar Keita à la présidence ?
R - Dans une actualité extrêmement lourde sur le plan
international, cette élection au Mali, qui s'est en général très bien passée,
est un rayon de soleil.
Il faut se souvenir qu'il y a 7 mois exactement, le
Mali était sur le point de tomber sous la coupe des terroristes. Il s'en est
fallu de quelques heures. Or 7 mois plus tard, à l'issue de l'intervention
militaire française, aux côtés des forces maliennes et africaines, et d'une
intense action diplomatique et économique, vous avez une élection qui se passe
très bien. La participation a
été la plus élevée depuis des dizaines d'années au Mali, et le deuxième tour a
été marqué par l'élection extrêmement brillante du président Keita.
Cela ne veut pas dire
que les difficultés soient finies. Il y aura en effet beaucoup de travail à
faire pour le nouveau président, la future assemblée et le gouvernement. Il faudra notamment réunir le pays, garantir son
intégrité, assurer son redressement, en particulier sur le plan du
développement économique, et discuter avec le Nord.
Mais c'est tout de même une excellente nouvelle
puisque finalement le terrorisme a été mis en échec au Mali.
Il est tout à fait
rare qu'un pays naisse deux fois mais ce qui s'est passé au Mali signifie que
le pays est en voie de renaissance. Nous serons bien sûr aux côtés du Mali dans sa
renaissance comme nous l'avons été lorsqu'il s'agissait de défendre son
existence.
Q - Laurent Fabius,
ministre des affaires étrangères, merci d'avoir été l'invité de RTL ce matin.
R - Merci à vous,
bonne journée./.
L. A. V.
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