L’impôt est un sujet austère que l’actualité
met parfois en spectacle. L’épisode brouillon de l’exil fiscal de Gérard
Depardieu et la fraude fiscale avouée du ministre du budget Jérôme Cahuzac ont
successivement braqué les projecteurs sur l’effort des riches pour échapper à
l’impôt. Tandis que le premier épisode attirait l’attention sur d’autres riches
contribuables qui eussent aimé plus de discrétion, tel Bernard Arnault, plus
grosse fortune de France essayant d’obtenir la nationalité belge, le deuxième
donnait plus de saveur encore aux révélations du Offshore
Leaks, fuite de documents listant quelques bénéficiaires de comptes
bancaires dans les paradis fiscaux.
Exil fiscal, évasion fiscale, ces deux faces
de l’effort antifiscal ne sont pas une spécificité française mais caractérisent
la vaste communauté cosmopolite des riches à la recherche des territoires
fiscaux les mieux disants, les moins gourmands et les plus opaques. Même la
Suisse, longtemps modèle des paradis fiscaux, n’est plus épargnée, comme en
témoigne le tollé sucité au même moment par le parachute doré du PDG de la
multinationale pharmaceutique Novartis [1] (qui a fini par y renoncer,
avant d’évoquer son possible exil fiscal au moment où les Suisses adoptaient
une proposition référendaire pour limiter les rémunérations).
Entre l’évocation de l’exil fiscal des riches
et l’évasion fiscale, il y eut toutefois un grand retournement : autant la
première fut accompagnée d’un concert d’approbations des protestations des
riches, aidés par des médias s’indignant à l’unisson d’une pression fiscale
excessive, autant la fraude fiscale d’un ministre, de surcroît en charge de la
lutte contre cette même pression fiscale, fut unanimement condamnée, avant que
cette réprobation ne s’étende aux paradis fiscaux. Il s’agit pourtant de deux
procédés servant le même but. Sans doute l’exil fiscal est-il légal, s’il n’est
pas tout à fait loyal, puisque uniquement valable sur le papier : Gérard
Depardieu n’ira pas vivre dans un village belge, bien trop ennuyeux, pas plus
que dans une ex-république soviétique « dangereuse » ; sans
doute, à l’inverse, l’évasion fiscale est-elle à illégale et, en principe,
pourchassée par tous les Etats même les plus cléments.
Serait-on tout à coup si sensibles à la
légalité ? On sait évidemment que la fraude fiscale paraît parfaitement
légitime aux fraudeurs. Et même à beaucoup de ceux qui ne sont pas assez riches
pour en profiter mais qui, par une ruse de la raison, l’approuvent : c’est
que, jugent-ils, s’ils étaient riches, il ne manqueraient d’en faire autant.
Façon de préserver des rêves de richesse qui ne se réaliseront jamais. Dans ce concert hypocrite, l’exil fiscal et l’évasion fiscale attirent
donc l’attention sur un phénomène majeur de notre époque d’enrichissement des
riches : leur révolte.
Depuis
plusieurs décennies, les riches se sont en effet engagés dans un comportement
de ségrégation sociale qui rappelle les propos tenus il y a 20 ans par
Christopher Lasch. Dans La révolte des élites [2], l’historien américain analysait un changement de conduite des élites
qui ne se sentaient plus d’obligations à l’égard de la société et organisaient
une sorte de sécession : « Ils sont heureux de payer
pour des écoles privées dans leurs quartiers résidentiels, pour une police
privée, et pour des systèmes de ramassage des ordures ; mais ils sont
parvenus, à un degré remarquable, à se décharger de l’obligation de contribuer
au Trésor public ». Cette description peut paraître plus américaine
qu’européenne. Les ghettos de luxe sont moins visibles sur le vieux continent,
même s’ils ont été créés plus tôt – dès la première moitié du XIXème siècle à
Londres ou à Paris. La ségrégation sociale est moins brutale dans
les « beaux quartiers » des anciennes villes que dans les ghettos de
luxe entourés de hauts murs situés dans les grandes métropoles du tiers-monde
ou dans les déserts d’Arizona ou du Nevada. Le constat lucide de Lasch a été
amplement confirmé par l’accroissement de la richesse. Malgré des exceptions notables, en tout cas aux Etats-Unis, où des
milliardaires consacrent encore des fortunes à la philanthropie, mais ont du
mal à convaincre leurs riches pairs étrangers de faire de même, comme
l’illustrait un récent voyage de Bill Gates et Warren Buffett en Chine.
Surtout, l’évolution des dernières décennies a précisé le diagnostic de
Lasch : ce ne sont pas des élites indifférenciées et diverses qui mènent
cette révolte mais bien les riches. Tout simplement.
Une révolte en forme de sécession discrète
donc, mais qui s’exprime parfois, comme lors de l’épisode Depardieu qui a vu
les langues se délier et les frustrations se désinhiber. Certains ont ainsi
évoqué le spectre révolutionnaire, comme le fantasque maire de Londres
fustigeant la révolution française de 1789 [3]. En France, les références
furent plus précises. La présidente du Medef, Laurence Parisot, ou le riche
lunettier et déjà exilé, Alain Afflelou, évoquaient ainsi directement la
Terreur révolutionnaire [4]. Dans un éditorial, un
quotidien mit en cause « la terreur de 1789 » oubliant que la terreur
avait été une politique d’Etat en 1793-1794. Au-delà de la méconnaissance des
chronologies et des faits, les nouveaux riches et les dynasties bourgeoises se
sentent des affinités avec les noblesses qu’elles ont évincées. Quitte à
oublier que leurs noms étaient ceux des valets et des serfs de l’Ancien Régime.
En somme, leurs descendants invoquent aujourd’hui confusément les mânes des
émigrés de Coblence.
D’autres indices de cette sécession physique
et symbolique sont moins éclatants mais bien plus sérieux. L’exil fiscal à
l’étranger se double d’une concentration des émigrés en des lieux sûrs comme
Gstaadt, petite ville suisse qui accueille une colonie d’immigrés français.
Pendant ce temps, l’industrie de la construction nautique profite sans aucun doute
de la compétition ostentatoire des riches saturant par exemple les ports de la
Méditerranée occidentale. Les îles mêmes deviennent un havre idéal, lieu de
retraite, quand elles ne sont pas carrément privatisées comme l’île d’Arros aux
Seychelles, possédée et cachée au fisc par la femme la plus riche de France ou,
à une moindre échelle, une petite île de Bretagne où l’on peut éventuellement
mourir tout seul. Au moins est-on sûr dans tous ces lieux de ne pas croiser de
pauvres, ni d’être confronté à la petite délinquance, ce qu’on peut d’autant
mieux comprendre de la part de ceux qui sont confrontés à la grande délinquance
en cols blancs.
Mais n’ont-ils pas de bonnes raisons de
vouloir échapper à l’impôt ? Ils ont
su en convaincre les moins riches et même les pauvres. Question de
bon sens. Il est absurde de devoir verser environ 80 % de ses revenus au
fisc. Il est vrai que si l’on pose la question, « les riches paient-ils
trop d’impôts ? » (Ifop-Le Figaro, 20 décembre 2012), la
réponse est évidente. D’ailleurs, pourquoi ne pas poser la question
inverse ? Pour ne pas inquiéter les sondés ? Il est d’ailleurs
tellement facile d’obtenir une vision positive de la contribution des riches au
bien public par le moyen d’une autre fausse question :
« 89 % de Français considèrent que les riches sont utiles »
(Ifop-Enjeux-Les Echos, 7 février 2013). On oublie ainsi en passant
que si les riches contribuent à l’impôt, ils en sont aussi les bénéficiaires.
Sans parler de ce que les Etats leur apportent plus qu’à d’autres, comme la
sécurité physique sans laquelle il n’y a pas de « doux commerce », et
tant d’autres choses qui ne sont jamais définitivement acquises. Nul besoin
d’aller chercher très loin : depuis l’automne 2008, aurait-on déjà oublié
que les fortunes ont été sauvées par les Etats et donc les contribuables, pris
en otage il est vrai, puisqu’ils ont dû porter secours à un système financier
au bord du gouffre ? Il conviendrait aussi de ne pas oublier cet argument
qui a tant servi à justifier leur enrichissement : l’excès d’impôt. Ainsi,
les dirigeants des sociétés négociaient-ils leurs revenus en incluant le
prélèvement fiscal. Une fois de substantielles augmentations obtenues, ils
s’élevaient à nouveau contre l’impôt qui leur prenait « tout ou
presque ». Cycle sans fin.
La raison pèse bien peu une fois entré dans
le domaine de ce que les Grecs anciens appelaient l’hubris, c’est-à-dire
la démesure. Car il semble n’y avoir aucune limites à la soif de richesse,
cette libido
dominandi dont
parle saint Augustin, alimentée par des « rémunérations
obscènes » [5] et d’énormes accumulations de
fortunes. La revendication de
payer toujours moins d’impôts en relève également. Il y aura toujours trop
d’impôts à payer pour ceux qui gagnent trop. La pathétique frayeur
contre-révolutionnaire nourrit cette obstination, qui rappelle l’obstination de
la noblesse française à refuser toute imposition jusqu’à la nuit du 4 août
1789, où elle dut se résoudre à abandonner les privilèges. D’où le non sens des
politiques d’incitations au rapatriement fiscal comme le bouclier fiscal.
Douterait-on
encore de cette déraison qu’il suffirait de constater, à la lumière des
récentes affaires, que ce sont les mêmes qui aujourd’hui s’exilent et utilisent
les paradis fiscaux. Ils sont de plus en plus nombreux si l’on en croit les
classements mondiaux des fortunes. Parce qu’ils ont de plus en plus d’argent,
ils ont de plus en plus de raisons de le soustraire à la fiscalité. A la fin,
il ne reste plus qu’à s’incliner devant un beau culot : ce sont ceux qui
partent et trichent qui protestent le plus fort.
Notes
[1] Daniel
Vasella, futur ex-président du groupe pharmaceutique Novartis, a dû renoncer à
un parachute doré de 60 millions d’euros. A la suite de la polémique,
100 000 personnes ont signé l’initiative populaire dite “initiative
Minder”, du nom de son instigateur, homme d’affaires et sénateur UDC (Union
démocratique du centre).
[2] Christopher
Lasch, La
révolte des élites, Climats, Paris, 1996, p. 58-59.
[3] « On
est en train de recréer un climat de guerre civile, qui s’apparente à
1789 », Europe 1, 21 décembre 2012.
[4] « On
est en train de faire une guerre de tranchées, de revenir en 1789 : il
faut arrêter de dire que les chefs d’entreprise sont des voleurs, des voyous, des
gens malhonnêtes », RTL, 22 décembre 2012.
[5] Philippe
Steiner, Les rémunérations obscènes, Paris, La Découverte, 2011.
=Le monde Diplomatique=
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